Quatre-vingt-quatorze ans, les épaules toujours larges et le sourire malicieux, Pierre Soulages attend l’inauguration du musée qui porte son nom avec une certaine sérénité. Bien sûr, il y a, pour quelques petits jours encore, les affres de l’accrochage qu’il supervise avec à chaque fois la même minutie bougonne, témoignage du fait qu’un créateur digne de ce nom ne saurait rien laisser au hasard.

Soulages

Comme chacun sait, et cela semble logique, les festivités des 29 et 30 mai porteront  notamment sur la notion d’outrenoir, ce terme inventé par l’artiste pour signifier peut être que, en peinture comme ailleurs, il faut savoir franchir des barrières parfois réputées invisibles pour que tout s’illumine. Et le noir ne fait pas exception à la règle. Croquis de jeunesse et brous de noix, sculptures et travaux préparatoires aux vitraux de l’abbatiale de Conques, grands formats, bien sûr, ces fruits des deux donations faites par le peintre vont donc pouvoir être admirés, et sont appelés à rester à Rodez. Mais le lieu réservé aux expositions temporaires accueillera aussi, pour la première et la dernière fois, des œuvres de Pierre Soulages tant il est vrai, et tant pis pour ceux qui n’aiment pas l’abstraction, que, pour l’inauguration, aucune ombre portée ne saurait voiler ce noir si particulier qui, depuis des décennies, fait flamber sa cote et grimper aux rideaux ceux qui n’aiment que les champs de coquelicots. Cette exposition, visible jusqu’au 5 octobre prochain, rassemble vingt-quatre œuvres réalisées sur les trente-cinq dernières années. Elles sont issues  de collections publiques, et viennent ainsi de Belgique, de Suisse, d’Espagne, du musée Fabre, à Montpellier, ou encore du musée Georges Pompidou.

Fine à l’eau ou whisky ?

< J’aurais voulu me singulariser, j’aurais commandé une fine à l’eau >, lance l’artiste   en s’asseyant. Il optera finalement pour un whisky, et nous voilà partis pour une de ces conversations à bâtons rompus, faites d’un peu tout et de beaucoup de petits riens, qui rythment nos rencontres depuis plus de vingt ans, faisant la part belle à la vie qui va sans que chacun y comprenne quoi que ce soit. Mais, quand même, en se souvenant que Pierre Soulages réfléchit beaucoup et qu’il n’oublie rien, tout en repoussant avec force la notion de nostalgie, persuadé que <demain, on pourra faire des choses intéressantes>.

L’homme a le recul propre à ceux qui ont beaucoup vécu et qui n’ont plus rien à prouver. Quand certains, avec un peu d’emphase, peut être parce qu’ils confondent le respect avec la flagornerie, lui donnent du <maître> avec des trémolos dans la voix, il ne cille pas. Son masque romain, cher à Joseph Delteil qui s’amusait à reconnaitre un César lorsqu’il le regardait,   sait être impassible. Mais lorsqu’on évoque-il le faut bien-la postérité, il lâche de sa grosse voix : <quel intérêt ?>

Pour ce qui est du succès attaché à la peinture, à sa peinture, il parle volontiers de <phénomène social, les peintures valant plus cher si elles plaisent à des milliardaires que si elles plaisent à des millionnaires et ainsi de suite>. Qu’on se rassure ; Pierre Soulages est un artiste. Il n’est donc pas cynique, et il avoue d’ailleurs être impressionné par les gens qui pleurent devant ses toiles. Esprit ouvert, le grand peintre s’intéresse à une foultitude de choses : le comportement animal, l’astrophysique < qui nous ramène à ce que nous sommes >, une certaine littérature aussi. Il a ainsi été surpris, assez récemment, par une soirée consacrée à des lectures conjointes de certains de ses écrits et d‘autres émanant de Victor Hugo. Cela lui permet de signaler qu’il apprécie les dessins du grand poète, classique ô combien mais qui faisait quand même tourner les guéridons à Guernesey.    Et cela lui permet d’embrayer, détour improbable du à une fulgurance de la pensée, sur cette fameuse tache de goudron qu’il fixait de ses yeux d’enfant, c’est-à-dire avec avidité, parce qu’elle se trouvait sur le mur de l’hôpital, en face de sa maison à Rodez.

Une tache ou un coq ?

<On y sentait la pesanteur, la viscosité. Il y avait des protubérances. Une existence. Une force. Et puis, un jour, ma tache est devenue un coq. J’étais furieux. J’ai traversé la rue, c’était de nouveau une tache. De ma fenêtre, encore un coq>. Il venait de découvrir le pouvoir que les formes portent en elles sans passer par le détour d’une représentation. < J’étais un peintre abstrait sans le savoir >.

Pierre Soulages est donc tout heureux  d’affirmer qu’il ne représente pas, mais qu’il présente. <Voilà ce que je veux dire à ceux qui ne sont pas encore prévenus >. Définissant l’émotion esthétique comme une dynamique de la pensée et de l’émotion, il y perçoit un phénomène aussi complexe que l’amour. <On peut tenter de l’analyser sans jamais y arriver tout à fait >. Ses émotions picturales, en tout cas, ne sont pas à rechercher dans les derniers salons où l’on cause, mais plutôt à la lumière d’une flamme vacillante, sur une paroi froide et polie. Des œuvres jaillies du noir et des âges farouches, bison d’Altamira ou, plus ancien encore, peintures de la grotte Chauvet. <Il y a donc trois cent soixante siècles que l’homme peint. Platon, Socrate, n’ont que vingt-cinq siècles…>.

Et aussi à New York…

En ce moment, Pierre Soulages a beaucoup de travail, ne serait-ce que parce qu’il doit répondre à de très nombreuses sollicitations en vue de l’inauguration du musée. Il est aussi exposé à New York, à l’angle de la 73ième rue et de Madison. < On m’envoie des photos de banderoles qui portent mon nom, tendues sur Park Avenue. C’est amusant >.  Mais il n’a plus le temps de lire, d’aller au cinéma de répondre à des invitations pour des vernissages. Tout juste s’il a le temps de s’intéresser à quelques matchs de rugby, une passion de jeunesse qui, taille imposante et carrure de déménageur, aurait pu le conduire à plaquer sauvagement le noir pour s’étaler sur le vert tendre des pelouses. Heureusement, il n’en a rien été, mais il note, et cela lui fait visiblement plaisir, que la femme du talonneur du Stade français, historienne de l’art, lui a consacré sa thèse.

Et puis il y a Colette, compagne infatigable, discrète et menue, rencontrée aux Beaux Arts.  < Nous avons amorcé un dialogue il y a plus de 72 ans. On s’est supporté jusque-là >.  Colette sourit, et elle en profite pour dire qu’elle aimerait bien retrouver une photo datant de 1941, où ils sont tous les deux dessus. Victor Hugo-à nouveau lui- prétendait que les grands hommes devaient impérativement avoir une femme à leur coté. Peut être pour leur rappeler quelques petites choses qui font aussi le prix de la vie ?

HUGUES MENATORY